with all those different colors.

Le verre se promène d'une main à l'autre, et c'est l'air absent qu'il observe le liquide mat qui s'agite. Il n'y a pas à dire, le whisky irlandais est une putain de drogue. Si au Guatemala c'est le café qui est appelé l'or noir, ici, dans les highlands, c'était l'alcool qui avait toute la valeur. Et il devait reconnaître qu'ils se débrouillaient bien en la matière, et à coup sûr la faute était leur s'il en buvait parfois plus que de raison. « Pardonnez-moi, mais ce siège est libre? » La voix s'élève lointaine, presque comme un murmure que l'on étouffe de ses mains. C’est peu convaincu qu’il lève les yeux vers la source, la lassitude ankylosant le moindre de ses membres déjà peu enclins à s’agiter. Une gorge blanche et longiligne, une bouche généreuse et maquillée, un nez fin et droit qui se veut volontaire. Il s’accroche au regard de l’inconnu quelques secondes, agréablement réchauffé par l’émeraude de ses iris. Il en regretterait presque ce trait de khôl qui assombrit et gâche l’éclat de ses yeux. Ce n’est que ton avis et au fond, il ne compte en rien. Il hoche la tête en esquissant un vague geste de la main. « Ce siège est tout à vous. » Son corps ondule jusqu’à prendre place sur le tabouret, son sac à main s’installant à ses côtés. Elle commande un vin blanc, sucré, français. Le coin de ses lèvres se crispe en un sourire tandis qu’il se dit que ce ne pouvait être que typiquement féminin. Le silence reprend son trône entre eux, bercé par le brouhaha sonore du bar qui s’anime à l’avancée de la soirée. Un soupir se coince dans sa gorge tandis que son regard se pose son annulaire gauche, et la légère trace blanche que son alliance y a laissée. Encore un, avait lâché sa mère, la voix vibrante de désespoir et de déception. Roy savait qu’elle en espérait et attendait plus de lui, du chemin sur lequel il orientait sa vie. Mais sans pouvoir l’expliquer, il se ramassait à chaque fois, relation après relation. Alors il avait abandonné tout espoir, et se laissait porté par le tourbillon du quotidien. « A quoi est-ce que l’on boit ce soir ? » Il prend le temps de boire la gorgée qu’il venait d’entamer avant d’agiter sa main nue et halée face à elle. Il aurait pu mentir, prétendre n’importe quelle autre occasion, ne serait-ce que dans l’espoir de ne pas passer pour un minable. Mais mentir, Roy n’a jamais su le faire. Ni faire semblant, ni paraître, ni essayer. Roy n’est qu’un ensemble d’honnêteté à l’état pure, de dérangeante sincérité. « A mon divorce. Le deuxième en dix ans. » Il ne s’attarde pas sur sa surprise non dissimulée, habitué à ce que ses vérités soient pointées du doigt. Le verre levé, elle a la politesse de trinquer à son deuxième combat, et à son deuxième échec. Il n’est pas prêt à s’ouvrir à une autre femme pour le moment, même avec un regard de biche aussi envoûtant que le sien. Il n’est pas prêt à ouvrir ses draps à un autre corps, même avec des courbes aussi délicieuses. Il n’est pas prêt à replonger dans le tourbillon maudit de sa vie, même si la douce note de son parfum l’étourdit légèrement. Il n’était prêt à rien, ce soir-là. Et pourtant il s’ouvrit à elle, avant de lui ouvrir ses draps, puis de lui confier sa vie. Pour la troisième fois.


Et le schéma se répétait, inlassablement. Toujours ce même verre de scotch entre les doigts, ce même air désabusé sur le visage. Le serpent qui se mord la queue, une boucle bouclée, qu'importe le nom qui lui est donné. Il avait une fois de plus échoué, lamentablement. Son avocat avait parlé d'une malédiction, sur le ton de la plaisanterie, espérant détendre l'ambiance quelque peu pesante. Il ne lui en voulait pas, il comprenait qu'avec trois divorces il devenait risible, pathétique. Un homme même pas foutu de garder une femme. Une main énergique se referme sur son épaule, en une accolade franche mais amicale. Nul besoin pour Roy d'aviser le nouveau venu, il reconnaîtrait ce contact entre mille, la chaleur qui s'en dégage. Il hoche brièvement la tête, machinalement, comme s'il répondait à une question muette entendue de lui seul. Son paternel s'installe à ses côtés après avoir commandé un scotch à son tour. Sans glaçons, il y tient. Le silence s'installe entre les deux hommes qui, sans se parler, se comprennent et se sont toujours compris. Comme le soleil et l'ombre suivent leur course, sans que l'on ait besoin de les orienter. Cet endroit, ce bar, son père savait qu'il viendrait y trouver refuge, ainsi qu'il l'avait toujours fait. Mais en observant son fils, sa chair et son sang, il se sentit pris d'un doute. Il y avait quelque chose. Autre chose.  « Papa, je pars pour Wexford demain à la première heure. » Le sujet était connu, car abordé plusieurs fois. Lieutenant de police à la retraite, son père avait insisté pour qu'il saisisse cette chance qui lui était offerte, cette opportunité d'une carrière meilleure. Il avait mis du temps à l'accepter, pris le temps de la considérer. Certes, il ne partait pas au bout du monde. Certes, il rêvait de s'élever, de se distinguer, de briller. Mais il avait tenu à attendre que le divorce soit prononcé, de vive voix, même si plus rien ne le retenait depuis plusieurs semaines. Comme si l'avait rongé un infime espoir de faire machine arrière, que tout s'arrange, d'un claquement de doigts. Mais il n'était pas dans un de ces putains de films à l'eau de rose, où tout est tellement prévisible. Pathétique. Comme lui. « Si tu décides de te remarier, fais en sorte que ça soit vraiment la bonne. Ta mère ne survivra pas à un quatrième divorce. » Et, malgré lui, Roy laisse échapper un rire sincère aussitôt repris par son père. Il avait raison, mieux valait en rire que de se laisser ronger par la culpabilité. Et sur l'instant, il se promit de ne plus jamais se laisser repasser la bague au doigt. Son annulaire, comme son honneur, avait assez souffert. Le brouillard persistait mais il ne doutait pas que derrière chaque nuage, il y a une éclaircie.